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11 décembre 1999. L'Humanité

Article de Jacques Moran,
« Des bordels de Buenos Aires au collège parisien »
 

    On croyait le tango disparu avec les bals musette et les bars dansants. Il continue cependant à regrouper des aficionados, qui découvrent la beauté de ses mélodies et la sensualité de sa danse.
    La culture tango a survécu à la culture mondialisée nord-américaine. Authentiquement latine, et toujours en évolution, elle commence à éveiller l'intérêt de jeunes générations gavées de salsas masterisées à Miami ou à New York.
" En France, le tango a traversé le siècle sans dommage apparent ; au commencement c'était une danse provocante, sensuelle. Puis, il entre dans les mours, et aujourd'hui c'est un parfum, une manière de vivre sa latinité. " Juan Jose Mosalini, le grand bandonéoniste contemporain refuse le terme de mode pour expliquer l'intérêt des jeunes pour cette musique séculaire, " la seule musique populaire qui ait traversé le siècle du début à la fin ", dit Nardo Zalko, auteur d'un ouvrage superbe sur le cordon ombilical qui a toujours relié Paris et Buenos Aires. " À Paris, le tango n'est pas à la mode ", estime Mosalini dans le livre de Zalko, il fait partie du paysage sonore parisien, comme tant d'autres musiques qui vont et viennent. Avec une différence : il est ici depuis presque un siècle, et il n'est jamais parti. " Le tango séduit, souvent au gré de grands spectacles ou de fictions cinématographiques. Les énormes succès des revues Tango Passion après Tango Argentino ont manifestement provoqué une curiosité nouvelle pour une musique que plusieurs générations croyaient gravée sur de vieux disques vinyl 78 tours. Elles ont fait ressortir ce " parfum de latinité ", malgré l'extinction des bals populaires, et la quasi-disparition du tango sur les ondes de la radio.
    Admettons-le, le tango n'est pas à la mode. On ne le joue plus, on ne le chante plus, on ne le danse plus dans les rues de la ville. C'est à l'époque où les journaux s'extasiaient sur le renouveau du tango (début des années quatre-vingt-dix) que disparaissait à Paris les Trottoirs de Buenos Aires, l'unique rendez-vous des amoureux du tango. La rue appartient au rap, aux musiques électroniques, sons qui s'échappent lourds et violents des autoradios. Le tango a droit de cité deux ou trois soirs par semaine dans une petite salle située au-dessus du cinéma Latina à Paris. C'est tout ou presque. Alors, où vit le tango ? Sous quel trottoir ? " A Paris, il existe cinquante-trois cours de danse chaque semaine, sans compter les pratiques entre petits groupes ou les bals ", dit Solange Bazely, rédactrice en chef d'un magazine exclusivement destiné au tango La Salida (la sortie), nom du premier pas de la danse. Le nombre de clubs en France s'élargit, et les adhérents ne sont pas que des sexagénaires en deuil des bals musette des années cinquante. Le tango n'est pas à la mode, mais il plaît à certains groupes de jeunes... qui font la mode. N'est-il pas après tout une des premières world music, une musique, une danse typiquement urbaines, née dans les bouges de Buenos Aires avant de conquérir la bourgeoisie parisienne du début du siècle et de replonger dans les boîtes mal famées de Montmartre ? Des paroles rarement politiques mais qui ont toujours reflété un contexte social dérangeant pour les nantis, souvent censurées. Le tango, dit John Celicia, urbaniste américain qui a vécu son enfance dans la capitale argentine " traduit l'urbanité, son intensité et sa passion, heureusement pas très puritain ". C'est une façon de s'exprimer pour le peuple urbain, " une expression singulière du folklore urbain ", dit Nardo Zalko. Paroles dérangeantes, musique harmonieuse et ouverte, le tango exprime tout, le sentimental, le social, le comique, le déchirement, le courage, la nostalgie... et aussi le vice, le drame de l'ouvrier sans travail, la misère d'un monde. Musique métissée, née dans les faubourgs d'immigrés français, italiens, espagnols, russes, juifs qui venaient fonder Buenos Aires, en quête d'une vie meilleure, mélangeant des musiques cubaines, africaines et européennes.
    Le tango est une danse érotique qui a rapidement séduit les Français : " La femme s'accroche au cou de l'homme, ou appuie sa ête sur son épaule - position dite de la " conduite endormie ". L'homme, une main sur la hanche de la femme, la fait reculer. D'une manière directive, il met ses pieds entre ceux de la femme et s'arrête à la fin de la mesure. Les deux mouvements juxtaposés imitent la pénétration phallique, le frottement vaginal et l'éjaculation. Les torses restent immobiles. La danse se réduit aux mouvements exécutés à partir de la ceinture pelvienne en allant vers le bas. " Cette description du tango par un sociologue argentin du début du siècle traduisait la connotation sexuelle de la danse, née dans les bordels de Buenos Aires. Si, en gagnant la bonne société, puis les bals populaires il est devenu civilisé en estompant les symboles les plus crus, le tango a toujours véhiculé une sensualité qu'on ne trouve dans aucune autre danse. " J'insère le tango dans la dynamique de la fin du siècle : il est émouvant, on enlace le ou la partenaire, c'est une façon de communiquer avec l'autre " : Claude Namer, organisateur d'un festival Paris-banlieues-tango, qui a rassemblé des centaines de musiciens argentins, européens et japonais durant soixante jours, croit à la pérennité du tango. Le désir du rapprochement après trois décennies de danses individuelles sera le plus fort : " Le tango remplit un vide, comble un hiatus dans notre culture au niveau du couple. Il y a frôlement des émotions, tout un discours amoureux, on est dans le non-dit ", analyse la chanteuse Ada Matus, qui ajoute en parlant de son art : " Nous remplissons un vide, les Européens ont besoin de cet espace onirique. "
Les amateurs de tango ne vivent pas tous au même rythme. Il y a les chapelles de danse, où les acteurs ne satisfont leurs envies qu'avec des airs des années 1930-1950, l'âge d'or du tango. Il y a les badauds des spectacles, plus rares et très prisés. Récemment, Octavio Dias, professeur de danse à l'Académie de tango de Paris, a monté une revue de qualité, retraçant toute l'histoire de la danse et de la musique. Spectacle total, agrémenté de mimes et de peintures surréalistes qui n'a été présenté que durant deux jours à Paris. Et une nouvelle revue de Tango Passion est programmée au Théâtre des Champs-Élysées. Il y a les poètes du tango, les paroliers, protagonistes de la grande aventure littéraire du tango. Pour le grand écrivain Jorge Luis Borges les paroles du tango " intègrent un inextricable corpus qui formeront avec le temps un long poème civil ". Ce sont, dit Hector Negro, poète argentin contemporain, " les paroles de la vaste comédie humaine de la vie de Buenos Aires ". " Les paroles des airs à la mode que l'on entend aujourd'hui, les mambos, les salsas, les merengués n'ont pas de grande valeur poétique ou littéraire. Les paroles des grands tangos du monde, certains composés par des auteurs comme Borges ou Cortazar sont un florilège de tous les grands poètes du Rio de La Plata ", dit Michel Anfrol, ancien journaliste, ancien président de l'Académie de tango, qui dirigea jusqu'en 1992 la radio associative Radio Latina.
      Il y a enfin les musiciens, avant-garde du tango, qui ont tous emprunté la voie royale ouverte par le géant Astor Piazzolla. Juan Jose Mosalini est un de ses représentants les plus doués. Bandonéoniste, il anime un big band qui joue des tangos pour danseurs et un quintette pour les concerts. Ses compositions personnelles flirtent avec les plus belles harmonies du répertoire classique. Mosalini, professeur de bandonéon au conservatoire de Gennevilliers a formé en onze ans une relève d'une quinzaine de musiciens. Mais les grands musiciens se font rares. Alfredo Raoul, qui anime une émission de tango sur Radio Latina constate qu'aucun musicien français n'a fait du tango, même à la belle époque : ils étaient tous argentins, Carlos Gardel excepté. Contrairement au jazz, qui fut à partir des années trente le grand concurrent du tango dans les cabarets et dans les dancings. Raoul, qui possède une collection personnelle de 6 000 tangos souligne qu'il y a très peu d'enregistrements actuellement en Argentine, les maisons de disques préférant les compilations d'anciens tangos pour satisfaire les danseurs. Les nouvelles générations argentines redécouvrent le tango, qu'elles dansent en écoutant des disques dans des bars et une chaîne de télé lui est exclusivement consacrée. Les producteurs préfèrent diffuser la salsa ou, nouvelle mode, le merengué, musiques latines de Miami ou de New York.
    Le tango n'est pas à la mode, il est devenu une danse de salon, dit Xavier de Seguin, porte-parole de Radio Latina, radio associative devenue commerciale (elle appartient à un grand groupe colombien). Cet amoureux du tango avoue que la musique était perçue par ses jeunes auditeurs comme moins gaie que les musiques ensoleillées des Caraïbes. Les modes sont par définition éphémères.
    Il n'y aura jamais de dernier tango à Paris parce que son parfum discret embaume toujours les cours et les corps. Alfredo Raoul aime raconter son aventure dans un collège classé dans une ZEP parisienne, où les élèves à l'initiative de leur prof ont choisi le tango parmi d'autres danses latines pour enrichir les cours d'espagnol : " J'ai assuré des cours de tango à des élèves originaires de tous les pays, asiatiques, africains, arabes, des gamins de quatorze à dix-sept ans, tous ont dansé, ça m'a beaucoup touché. Les filles m'ont dit qu'elles regrettaient qu'il n'y ait plus de danses par couples. Les garçons étaient plus discrets mais ils le pensaient aussi. Le tango est après tout une danse où l'homme domine, où l'homme fait l'esquisse et la femme met les couleurs... "
    Le tango au collège, n'est-ce pas une consécration ?
                  Jacques Moran
Un siècle de tango, de Nardo Zalko. Éditions du Félin, 359 pages, 149 francs.
La Salida, Tél. : 01 45 89 12 24.